L’AUTRE 8 MAI 1945 : ÉMEUTES ET RÉPRESSIONS À SÉTIF ET À GUELMA

Le jour même où la France est libérée, elle réaffirme dans le sang sa domination coloniale en Algérie.

MÉMOIRE

Par Ekram

5/8/20234 min read

Afin de célébrer la fin de la guerre en Europe et la victoire des Alliés, des festivités sont organisées dans l’après-midi du 8 mai 1945, dans la ville de Sétif (dans le Nord-est de l’Algérie). Des militants nationalistes algériens demandent l’autorisation à la sous-préfecture de se rendre aux monuments aux morts de la ville, afin d’honorer les victimesde la guerre. Les Européens acceptent à condition qu’il n’y ait pas d’armes, de slogans indépendantistes et de drapeau algérien. Les organisateurs acceptent et s’engagent à respecter les consignes.

8 Mai 1945

8h30 : Début de la manifestation. 8 000 personnes se mettent en marche, derrière les Scouts musulmans (qui est une organisation politique). Des drapeaux alliés sont brandis.

Arrivés au centre-ville, des drapeaux algériens apparaissent ainsi que des pancartes « Libérez Messali ! » (leader du Parti du Peuple Algérien, emprisonné au Gabon), « Vive l’Algérie libre et indépendante » ou « À bas le colonialisme ». Les manifestants crient, les femmes font les youyous. L’objectif : montrer les revendications indépendantistes mises entre parenthèses durant la guerre.

9h - 9h15 : Un barrage est organisé au Café de France. Les forces de l’ordre invitent les manifestants de retirer drapeaux et pancartes, mais ils refusent.

9h25 : Le commissaire Oliviéri tente d’arracher le drapeau algérien. Une bagarre éclate entre policiers et manifestants. Des coups de feu sont tirés. Une fillette européenne meurt sur le coup et un scout musulman - celui qui finit par récupérer le drapeau - est blessé (mais il mourra de ses blessures.). Toute discipline disparaît, c’est le début de l’insurrection. Les indigènes, en particulier des paysans ou montagnards venus en ville, se vengent, au secours de « leurs frères qu’on assassine » ou à l’encontre du pouvoir colonial.

Bilan : 22 Européens sont tués (dont le maire de Sétif) et 80 sont blessés en moins de 20 minutes. L’ordre est rétabli : 35 morts et 60 blessés musulmans.

13h : Un couvre-feu est décrété à Sétif.

17h : À 220 kilomètres à l’est de Sétif, à Guelma, une autre manifestation se met en mouvement. Des drapeaux algériens sont également brandis ainsi que des pancartes. Le sous-préfet demande aux responsables de se retirer, et ils acceptent. Néanmoins, le policier répondant au nom d’Achiary tire et tue le porte-drapeau de la manifestation. Une bagarre éclate.

18h : fin de la manifestation.

Bilan : 1 mort, 6 blessés parmi les manifestants et 5 blessés du côté des policiers.

9 Mai 1945

Apprenant les nouvelles de la veille et apeurés par les bombardements, certains montagnards et campagnards veulent se venger de « leurs frères qu’on assassine ». À Périgotville, à Chevreul ou à Kherrata, pillages, incendies, meurtres ou encore viols sont perpétrés. Des violences gratuites et primaires commises également contre un système inégalitaire et raciste : celui de la colonisation.

Côté français : c’est le début de la répression. Il faut réprimer vite et fort. Perquisitions, arrestations, intervention de l’armée. Beaucoup d’innocents sont touchés. À Guelma, des milices d’autodéfense se lancent dans une chasse à l’homme. 900 sont tués en deux/trois jours.

11 Mai 1945

De Gaulle donne l’ordre au général Duval de réprimer l’insurrection.Le soulèvement des ruraux est étouffé. Les Européens crient vengeance et attendent une répression féroce.

Pour eux, les responsables sont l’AML (Association des amis du Manifeste et de la Liberté), le PPA (Parti du peuple algérien) et les élites musulmanes qui n’ont pas aidé à étouffer le mouvement. Ces indigènes, en particulier, doivent être arrêtés et condamnés à de lourdes peines, n’ayant rien fait pour arrêter les massacres. Arrestations de masse, torture en prison, exécutions… La répression dure 7 semaines. La violence semble hors de contrôle. Mais aussi humiliation des tribus. Ils remettent leurs armes, implorent le pardon, saluent le drapeau français en écoutant La Marseillaise durant des cérémonies symboliques, rappelant l’époque de la conquête.

Bilan

102 morts, 110 blessés et 10 viols du côté des Européens. Pas de bilan exact pour les victimes algériennes, mais elles se comptent par milliers ; les historiens estiment qu’entre 3 000 et 8 000 indigènes ont été tués et des milliers ont été arrêtés. Ces journées ont de lourdes conséquences politiques. Le général Duval prédit en quelque sorte la guerre d’Algérie en alarmant les pouvoirs publics : « Je vous donne la paix pour dix ans, à vous de vous en servir pour réconcilier les deux communautés. Une politique constructive est nécessaire pour rétablir la paix et la confiance ».

Pour les indigènes, cet événement n’a pu que nourrir rancœur et vengeance. Premièrement, chez les hommes partis au combat pour défendre la France, découvrent l’horreur à leur retour, en 1946.

Mais aussi, et surtout chez cette jeunesse, celle qui prendra les armes dix ans plus tard. Un jeune adolescent de 13 ans nommé Mohamed Boukherouba déclarera bien des années plus tard :

« Ce jour-là, j’ai vieilli prématurément. L’adolescent que j’étais est devenu un homme. Ce jour-là, le monde a basculé. Même mes ancêtres ont bougé sous la terre. Et les enfants ont compris qu’il faudrait se battre les armes à la main pour devenir des hommes libres. Personne ne peut oublier ce jour-là. ».

Ce jeune homme n’est rien d’autre que le futur colonel Houari Boumediene.

Sources :

Pierre Vemeren, Histoire de l’Algérie contemporaine. De la Régence d’Alger au Hirak (XIXe - XXIe siècles), Paris, Nouveau Monde, 2022, 397 pages.

Annie Rey-Goldzeigueur, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940 - 1945. De Mers-El-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, Paris, La Découverte, 2006, 408 pages.

Jean Sévilla, Les vérités cachées de la guerre d’Algérie, Paris, collection Tempus, Perrin, 2018, 464 pages.